Entrevue avec Madame Jeorgina Larocque, femme-médecine micmac

Par Marcelle Paulin pour le site Web de la Communauté rurale de Cocagne

Le 21 août 2015

1930210_67195760264_5338_nM.P. « Madame Larocque, bien que vous habitiez Cocagne depuis plusieurs années, les gens d’ici ne semblent pas très bien vous connaître. C’est pour cela que j’aimerais que cette entrevue prenne un peu l’allure d’une biographie. Parlez-moi de votre enfance. Où êtes-vous née? »

J.L. « Je suis née à Brighton en Angleterre. Mon père, un Micmac, a fait partie de l’armée canadienne pendant la Seconde guerre mondiale et il a été envoyé en Angleterre. C’est là qu’il a rencontré ma mère, une jeune anglaise aux yeux bleus et aux cheveux roux. Je suis donc née là-bas en 1942 et j’avais quatre ans lorsque nous sommes venus au Canada. »

La famille s’est installée à Campbellton, au Nouveau-Brunswick. La mère de Jeorgina perd un bébé, décédé à l’âge de six mois. Elle fait ensuite une fausse couche et se retrouve enceinte à nouveau. À ce moment-là, Jeorgina a six ans et demi et elle ne marche pas. Elle est née avec une scoliose. Elle est confinée à son lit dans sa chambre dont elle ne sort jamais. Sa grand-mère paternelle, une femme-médecine micmac, décide d’apporter la petite fille vivre chez elle. Pour Jeorgina, c’est un changement radical dans sa vie. Elle nous le raconte…

J.L. « Ma grand-mère est venue chez mes parents. Je l’entendais discuter avec eux et, comme ma mère ne se sentait pas bien, je crois qu’ils étaient un peu soulagés de la laisser s’occuper de moi. Ma grand-mère m’a enroulée dans une couverture et m’a sortie de la maison. C’était la première fois depuis des années que je me retrouvais dehors. Je n’ai plus vécu couchée après ça. Ma grand-mère m’assoyait dans une chaise et m’y attachait pour que je ne tombe pas. Mes hanches étaient de travers et elle utilisait des blocs de bois et des manipulations, comme le font des chiropraticiens maintenant, pour aligner ma colonne. À l’âge de huit ans, j’ai appris à marcher avec l’aide de mes grands-parents. »

Jeorgina fait sa première année à la maison. Ensuite, puisqu’elle peut marcher, elle ira faire sa deuxième année à l’école. Elle se rappelle que ça a été difficile. Ayant hérité des yeux bleus et des cheveux roux de sa mère, Jeorgina ne sera pas acceptée par les Autochtones qui la trouvait trop blanche et par les Blancs parce qu’elle était Autochtone. Heureusement, elle avait sa grand-mère.

J.L. « Grand-mère faisait les meilleures biscuits à la mélasse du monde. Dès que je suis allée vivre avec elle, elle a commencé à m’enseigner les plantes et leurs usages et à me raconter les traditions et les légendes de mes ancêtres. Avant de me coucher, j’avais droit à un de ces biscuits avec un verre de lait. J’ai de très bons souvenirs de ma grand-mère. C’était une personne bonne, aimante et sage. Elle a fait de moi son apprentie. Elle m’a enseigné comment récolter et utiliser les herbes et les plantes. Ne sachant ni lire, ni écrire, elle avait développé une méthode pour identifier les sachets contenant les herbes et les plantes. Elle fermait à l’aide d’une ficelle de couleur les sachets en utilisant des couleurs différentes et en faisant un ou plusieurs nœuds au bout de la ficelle pour identifier l’utilisation du contenu.  Ainsi, une ficelle rouge identifiait les produits associés aux traitements pour le cœur. Le nombre de nœuds sur la ficelle rouge précisait si le traitement était pour le sang, la tension artérielle, etc. Elle m’a transmis sa connaissance des traditions et des rites de mon peuple et sa croyance en l’être sacré. Elle m’a appris avec amour, une manière de vivre que jamais personne ne pourrait m’enlever. J’ai habité avec Grand-mère jusqu’à l’âge de 14 ans mais même après, elle a continué de m’instruire sur les plantes, sur les traditions et sur l’importance de la spiritualité. »

Jeorgina retourne ensuite vivre chez ses parents jusqu’à son mariage. Ce sont des années difficiles. Son père garde des traumatismes de ses années en écoles résidentielles et renie ses origines micmacs. Jeorgina, qui ignore cette partie de la vie de son père, est une enfant battue. Elle comprendra plus tard ce qu’ont été les écoles résidentielles. En souvenir et par respect pour ceux qui sont passés par ces institutions, elle porte toujours des mocassins en public.

Elle se marie à l’âge de 21 ans.

J.L. « Nous nous sommes mariés à l’église en 1963. Quarante ans plus tard, en 2003, nous nous sommes remariés mais selon la tradition micmac cette fois-ci et nous avons renouvelé nos vœux en 2013. Mon mari est un Micmac. Nous avons eu cinq enfants : quatre filles et un garçon. Nous avons six petits-enfants, toutes des filles. Je crois qu’une de mes petites-filles pourrait devenir mon apprentie, j’attends  qu’elle soit prête.

M.P. « Avez-vous occupé un emploi à l’extérieur de la maison? »

J.L. « À 32 ans je suis retournée à l’école pour terminer ma douzième année. J’ai étudié ensuite un an au collège en administration des affaires. J’ai ouvert une librairie, Hodge Podge Corner, à Parrosboro en Nouvelle-Écosse. Pendant dix ans, j’y ai vendu des livres sur les traditions et les plantes médicinales et sur les arts de la guérison. J’ai beaucoup aimé, j’aime les livres et je rencontrais plein de gens. J’ai aussi participé au mouvement pour amender la Loi sur les Indiens. De 1966 à 1984, j’ai travaillé pour les droits des femmes indiennes qui perdaient leur statut si elles mariaient un non-Autochtone. Le projet de loi C-31, devenu loi en avril 1985, permet maintenant aux femmes indiennes le droit de recouvrer ou de  conserver leur statut d’Indienne indépendamment de celui de leur mari. Je suis fière d’avoir contribué à ce changement. »

Toute sa vie, des Autochtones et des non-Autochtones sont venus et viennent toujours voir Jeorgina, guérisseuse traditionnelle, pour sa profonde connaissance des plantes et des herbes médicinaux et aussi pour sa grande sagesse, ses prières et sa spiritualité.  Jeorgina croit que ses méthodes sont complémentaires à celles de la médecine moderne et que les gens doivent s’assurer d’avoir les soins qui leur sont bénéfiques. En plus d’être guérisseuse et conseillère spirituelle, elle joue un rôle important dans l’enseignement des rites et des traditions de son peuple aux nouvelles générations.

M.P. « Traditionnellement, les connaissances sont transmises d’une génération autochtone à une autre de façon orale. Vous m’avez dit que le nombre de femmes-médecine est en diminution. Avez-vous déjà envisagé d’écrire un livre pour assurer la transmission du savoir? »

J.L. « C’est étrange que vous me demandiez ça parce que j’ai l’intention d’en écrire un au cours de l’hiver prochain. Ma fille et d’autres personnes de mon entourage ont beaucoup insisté, et je crois qu’ils ont raison. Mes ancêtres n’avaient pas de papier pour écrire; moi, j’en ai. Le livre pourrait contenir de l’information sur les plantes, les herbes et leurs vertus médicinales. Je pourrais raconter des légendes indiennes et faire une description de certaines de nos traditions. Par contre, je n’y parlerai pas des cérémonies parce que ça n’est pas permis par mon peuple. »

Jeorgina a fait plusieurs voyages au Canada et ailleurs en tant que femme-médecine et Grand-mère. Dans la tradition micmac, le titre de Grand-mère s’acquiert avec la sagesse et avec l’accumulation des connaissances. Elle a aussi été invitée à présenter des ateliers sur les arts de la guérison et à pratiquer des cérémonies traditionnelles en France, à Hawaï et dans plusieurs villes américaines telles que New York ou Boston où elle a notamment rencontré des gangs de rue. Elle doit se rendre à nouveau en France en mai 2016 et possiblement en Australie dans un avenir proche.

M.P. « Est-ce qu’il vous arrive de penser à la retraite? »

J.L. « Pas de retraite pour moi. Je devrai peut-être ralentir parce que je prends de l’âge mais je ne veux pas me retirer. Je ne demande jamais d’argent en échange des soins ou des conseils. J’ai fait la paix avec les difficultés que j’ai rencontrées dans ma vie. Il ne faut pas trop s’inquiéter de l’avenir et savoir apprécier la vie. Écouter, c’est très important. Je veux juste continuer à écouter et à aider les gens. »

M.P. « Avant de terminer, Madame Larocque, expliquez-moi comment vous vous êtes retrouvée à Cocagne. »

J.L. « Avant de vivre à Cocagne, j’habitais à Ottawa. Je venais souvent dans la région pour enseigner à la réserve. Une de mes filles habite tout près et elle voulait qu’on se rapproche d’elle. Je n’aime pas vivre en ville. Je préfère les petites communautés comme ici et j’aime l’eau. Quand je suis à la maison et que je regarde par une fenêtre à l’avant ou que je regarde par une fenêtre à l’arrière, je vois de l’eau. J’aime beaucoup ça. »

M.P. « Madame Larocque, je vous remercie infiniment de m’avoir reçu chez vous et d’avoir partagé avec moi ces passages émouvants et marquants de votre vie avec autant de gentillesse et de simplicité. Merci! »

Vous pouvez joindre Madame Larocque via son adresse courriel : sagaligesgw@hotmail.com .